Programme
Franz Schubert (1797-1828)
Winterreise op. 89 D 911
(Le voyage d'hiver)
Cycle de Lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller
Baryton Christian Gerhaher
Piano: Gerold Huber
Le Teatro alla Scala ouvre la saison 2018-2019 des récitals avec Die Winterreise, le cycle de Lieder de Franz Schubert, chef d’œuvre absolu du genre. Le baryton Christian Gerhaher et le pianiste Gerold Huber, au sommet dans le panorama international de l’interprétation du Lied, ont offert au public une soirée mémorable, fouillant chaque détail de la partition avec finesse et variété de phrasé.
Traduit de l'italien par Guy Cherqui
Drüben hinterm Dorfe À la sortie du bourg,
Steht ein Leiermann, Vois, un joueur de vielle ;
Und mit starren Fingern De ses doigts engourdis
Dreht er was er kann. Il en joue presque à peine.
Barfuß auf dem Eise Les pieds nus sur la glace
Schwankt er hin und her ; Il tremble tout le temps ;
Und sein kleiner Teller Et sa pauvre écuelle
Bleibt ihm immer leer. Jamais ne se remplit.
Keiner mag ihn hören, Et nul n’aime à l’entendre,
Keiner sieht ihn an ; Et nul n’aime à le voir ;
Und die Hunde brummen Et les chiens à la ronde
Um den alten Mann. Lui montrent bien les dents.
Und er läßt es gehen, Mais il n’en a que faire,
Alles, wie es will, Le monde aille son train !
Dreht, und seine Leier Il fait tourner sa vielle,
Steht ihm nimmer still. Qui jamais ne se tait.
Wunderlicher Alter, Ô étrange vieillard,
Soll ich mit dir gehn ? M’en irai-je à ta suite ?
Willst zu meinen Liedern Au son de mes chansons
Deine Leier drehn ? Tourneras-tu ta vielle ?
(Le joueur de vielle – Der Leiermann)1
Un voyage extraordinaire, entre la désolation des hivers rigoureux, et la suspension surréelle introduite par le son d’une vielle. à la fin d’un intense parcours de vingt-quatre Lieder qui nous immergent dans l’atmosphère plus sombre et dans la constatation impuissante du poids de l’existence.
Dans une atmosphère sonore voisine de celle des compositions de jeunesse de Mahler, un voyage « ailleurs » de par le monde parfaitement résumé par cette figure de ce vieux joueur, ignoré des hommes mais raillé par la Nature, à laquelle il ne peut que se rendre insensible.
Transparent à l’humanité, l’homme pourrait être le compagnon de voyage idéal de ce Wanderer solitaire. Ce n’est pas la résignation qui l’envahit, mais bien plutôt le désenchantement, comme ce qui saisit le Hollandais dans son errance.
Difficile d’ajouter quelque chose qui n’ait pas déjà été dit des milliers de fois à propos de ce cycle extraordinaire, considéré à juste raison comme le sommet du genre, par les thèmes traités dans les plus ineffables facettes d’un Schubert à l’apogée de sa maturité artistique.
Il vaut mieux alors réserver sa juste reconnaissance à l’extraordinaire exécution, au-delà de toute louange offerte au public milanais par un couple d’exécutants aussi bien assorti que Christian Gerhaher et Gerold Huber (dans un théâtre qui n’était pas plein, mais mieux rempli qu’attendu, compte tenu du genre franchement difficile pour la majeure partie des passionnés italiens, par la langue et les contenus)2.
Aucun aspect, aucune facette, aucune inflexion vocale ou instrumentale n’échappe à la vigilance des deux artistes qui fouillent le cycle de fond en comble en nous transportant dans l’atmosphère de chaque poème, en l’animant toujours avec l’économie et l’élégance du geste.
Tant de maîtrise dans l’interprétation resterait fondamentalement inefficace si elle n’était soutenue de l'admirable technique vocale du baryton Christian Gerhaher. Il monte et descend le pentagramme avec une précision millimétrée sans jamais nous le faire peser, mais ce ce n'est évidemment pas tout .
Ce qui impressione le plus, c’est la mobilité du phrasé et l’accent moderne, quasiment névrotique, avec lequel il change l’expression au détour sz chaque mesure.
Ce jeu n’ennuie jamais, bien au contraire, l’alternance de la voix pleine, du chant qui se déploie, violent, de mezzevoci, la continuelle recherche de couleurs différentes pour chaque voyelle subjugue, comme si il pouvait faire ce qu’il veut de sa voix.
Une voix sûre dans le registre central et à l’aigu, dans les mezzevoci comme à pleine voix, si bien que les rares difficultés d’un organe moins à l’aise dans le grave passent au second plan.
Il n’a peut-être pas la bonhommie placide et inébranlable du monument qu’est Fischer-Dieskau à la voix si ample et sonore, mais il en actualise la leçon en l’adaptant à nos oreilles d’aujourd’hui.
Forte de ces qualités, la lecture de Gerhaher exalte la circularité et l’universalité de l’existence humaine, s’ouvre sur un Gute Nacht (Bonne nuit) qui est la reprise d’un discours jamais interrompu, un pas détaché, fils d’un amour qui lui est refusé et qui ne brûle plus, l’adieu à un rêve qui a vécu le temps d’une saison. L’entrée à la quatrième reprise des dièses sert seulement à marquer un détachement serein.
Comme dans un tableau de Friedrich, un voyage d’hiver cache des pièges à chaque pas. Lors d’un moment d’amertume tombent goutte à goutte des larmes de Gefrorne Tränen (larmes de glace), et là le piano de Gerold Huber est particulièrement habile à rendre le naturel de larmes qui coulent en un mouvement cadencé des ondulations de rubati inattendus, soutenant un chant au legato fait dans les règles de l’art.
Gerhaher s’intéresse souvent à l’opéra aussi et la lecture de Erstarrung (Congélation)nous le rappelle avec sa diction scandée accompagnée de teintes qui anticipent les souvenirs douloureux du personnage énigmatique d’Amfortas. 3
Pierre angulaire du cycle, et saurait-il en être autrement, vu le sujet Der Lindenbaum (Le tilleul) se dresse majestueusement avec la même simplicité et la même élégance que la sonate en si bémol majeur D.960.
En partant de la légèreté superficielle de la page, l’interprétation de Frühlingstraum (rêve de printemps) tombe juste, fondée sur le contraste en cette apparente simplicité et la triste réalité qui entre en scène avec la brutalité du chant du coq, (une réalité oubliée pour un moment certes, mais qui reste une nature mauvaise, une marâtre aux gestes mesquins) qui réveille le voyageur de ses rêves de vie heureuse.
Avec cette prise de conscience se termine la première partie du cycle, le bloc des douze premiers textes, dans lesquels l’Auteur, sans programme spécifique, a exploré la conscience du refus amoureux.
Sans solution de continuité, Die Post (La poste) ouvre la seconde partie du récit, qui illustre le désenchantement du moment et la narration des stations d’un voyage qui, on le sent, ne trouvera pas la paix sinon sporadiquement.
Voilà l’une des nombreuses occasions pour le pianiste d’être mis en relief : dans Winterreise le rôle de l’instrument n’est plus celui d’un simple accompagnement, c’est celui d’un véritable co-protagoniste, spécialement quand, comme dans ce cas, Huber évoque magiquement le facteur qui corne sur un rythme pressant. De la même manière, dans Die Krähe (La corneille), c’est le piano qui guide un chemin sinueux, hypnotique comme le vol néfaste de l’animal jusqu’à l’image du repos tant souhaité, la tombe !
Avec Das Wirtshaus (l’auberge) on atteint encore un autre sommet de la soirée. Scandant chaque vers, Gerhaher change continuellement d’accent, passant de l’épuisement dû au long voyage du premier vers à la bonhomie suscitée par l’illusion d’avoir atteint son but dans le second. C’est surtout la compassion qui naît de la douloureuse demande d’hospitalité et le désespoir suite au refus. Ce n’est pas encore le moment pour le voyageur de jouir de la sérénité de la mort. Il n’y a plus qu’à se résigner à repartir.
Le voyage arrive à sa fin, mais Der Leiermann (le joueur de vielle) est une conclusion ouverte. Nous avons parcouru une partie d’un long voyage d’un homme qui a perdu toute espérance, toute énergie, jusqu’à celle de chercher la paix intérieure.
A la fin de la soirée qui s’est comme il se doit terminée sans bis, des applaudissements chaleureux et prolongés pour les deux protagonistes.
References
1. | ↑ | Wilhelm Müller, trad. Nicolas Class |
2. | ↑ | celui qui écrit se souvient encore de l’expression curieuse de Brigitte Fassbaender, au début des années quatre-vingt dix, au teatro Regio de Turin lorsqu’elle monta sur scène devant deux-cents personnes, pompiers compris pour chanter la version pour piano du Lied von der Erde de Mahler. |
3. | ↑ | Cela nous évoque fort à propos les représentations de Parsifal la saison dernière à la Bayerische Staatsoper sous la direction de Kirill Petrenko |
© Wanderersite/Paolo Malaspina (Concert)
© SHK/Hamburger Kunsthalle/bpk Foto: Elke Walford (Tableau de Friedrich)
Cet article a été écrit par Paolo Malaspina
Un commentaire
Bonjour, J'avais trouvé il y a quelque temps sur internet un enregistrement de Der Leiermann accompagné à la vielle, et impossible de le retrouver. Si vous connaissez, je vous serais fort reconnaissant de m'aider à le retrouver. Merci et bien à vous, Michel