Le Château de Barbe-Bleue
Opéra en un acte de Bela Bartok (1881-1945) sur un livret de Béla Balasz
Créé à l'Opéra de Budapest le 24 mai 1918
La Voix Humaine
Tragédie lyrique en un acte de Francis Poulenc (1899-1963) sur un livret de Jean Cocteau
Créé le 6 février 1959 à la Salle Favart, à Paris
Krzysztof Warlikowski (Mise en scène)
Malgorzata Szczesniak (Décors)
Felice Ross (Lumières)
Denis Guéguin (Vidéo)
Claude Bardouil (Chorégraphie)
Christian Longchamp (Dramaturgie)
Avec :
Ekaterina Gubanova (Judith), John Relyea (Barbe-Bleue), Barbara Hannigan (Elle)
Orchestre de l'Opéra National de Paris
Ingo Metzmacher (Direction musicale)
Présenté en novembre et décembre 2015, le diptyque warlikowskien Barbe-Bleue/Voix humaine avait impressionné le public et la critique, conquis par la proposition théâtrale et les trouvailles esthétiques du sulfureux metteur en scène polonais. Repris ces jours-ci avec les mêmes interprètes, à l’exception du chef, Esa-Pekka Salonen, remplacé par Ingo Metzmacher, ce sensationnel spectacle n’a rien perdu de sa beauté et de sa force dramatique.
Associer Le Château de Barbe-Bleue à La voix humaine, deux œuvres a priori antagoniques, ne va pas de soi, mais lorsque l’idée vient d’un artiste aussi inventif que Krzysztof Warlikowski, le public sait que le résultat peut être à la hauteur. En transformant la salle du Palais Garnier en fantomatique château de Barbe-Bleue, le « décor » est posé : le conte de Charles Perrault peut commencer. L’énigmatique maître des lieux est ici un magicien qui manie l’art de l’illusion, fait apparaître des animaux, léviter le corps de son assistante dans les airs et envoûte les femmes, en l’occurrence cette plantureuse créature rousse placée au premier rang de l’orchestre. Judith – magistralement interprétée, comme à la création du spectacle en 2015, par la mezzo russe Ekaterina Gubanova, tout en véhémente onctuosité – qui semble accéder à tous les caprices de Barbe-Bleue n’en est pas moins curieuse et demande avec insistance à ce que toutes les portes de cette demeure lui soient ouvertes. Troublé par tant d’audace et d’assurance, Barbe-Bleue consent à montrer ce qu’il a toujours tenu à garder secret : sa salle de torture, ses armes, ses bijoux, son jardin enchanté, chaque « cellule » est une révélation à la fois morbide et fascinante, qui effraie et attire tout ensemble cette étrange épouse, aussi belle que rebelle.
Mi-homme, mi-animal, Barbe-Bleue, à laquelle la somptueuse basse John Relyea confère un relief saisissant, comme la bête du célèbre conte signé par Mme Leprince de Beaumont adapté au cinéma par Cocteau en 1946, et que l’on voit mourir en continu sur un moniteur, souffre de sa double personnalité d’époux généreux et de bourreau sanguinaire, qui le maintient dans un perpétuel état schizophrénique. Résolue à percer le mystère que cachent cet homme et ce château ensorcelé, Judith, toujours plus insistante, découvre alors les anciennes femmes jalousement gardées par son terrible époux. Eternellement belles, vivantes et aimantes, celles-ci l’accueillent avec douceur elle l’ultime épouse, rencontrée à la tombée du jour et pour toujours associée à la nuit.
Alors que le plateau est occulté par l’écran sur lequel on retrouve la salle du Palais Garnier, la Bête de Cocteau en gros plan, s’adresse alors en voix-off à la Belle, pour savoir si elle n’a pas trop peur de la suivre dans un royaume inconnu ; « Mais j’aime avoir peur…, avec vous. » répond-elle, apparemment sous le charme.
Une sonnerie de téléphone retentit dans le silence, mais personne ne répond. L’orchestre démarre et l’on découvre une jeune femme titubante, revolver à la main, juchée sur de hauts talons, qui trébuche avant d’entamer une singulière conversation. Filmée en direct par une caméra intrusive et en plongée, la jeune femme rampe, tandis qu’un homme blessé, enfermé dans une cellule comme celle vue précédemment, fait des efforts pour se rapprocher d’elle. A‑t-elle voulu le tuer ? vraisemblablement, le monologue entrepris retraçant chacun des faits et gestes de cette malheureuse qui réalise que son amant en aime une autre et l’appelle une dernière fois pour lui dire adieu…. Pendant de longues minutes, cette dernière va souffrir, s’alcooliser, s’affaisser, se relever, hurler la douleur de cette séparation pour finir vautrée sur cet homme moribond auprès duquel elle va finalement décider de se suicider. Invraisemblable funambule, la soprano Barbara Hannigan excelle à traduire les sentiments éprouvés par ce personnage anéanti, qui essaie, sans y parvenir, de faire bonne figure et confère au texte de Cocteau, restitué avec une rare précision, une incroyable densité dramatique, portée par l’orchestre merveilleusement limpide et comme disséqué, dirigé par Ingo Metzmacher. Cocteau, poète, cinéaste, écrivain, clé de voûte de ce précieux diptyque, permet donc de relier les univers du hongrois Bartok et du français Poulenc, grâce à la magie et à la puissance des contes de notre enfance, qu’il sut si habilement mettre en images.
D’une force envoûtante et vénéneuse, le spectacle admirablement construit, fonctionne jusque dans ses moindres références, offrant de multiples prolongements à ces deux partitions composées à cinquante ans d’intervalle. L’usage de lumières crues, le recours à la vidéo, aux images de films, la présence de personnages muets qui évoluent dans une scénographie ultra contemporaine et dépouillée, comme seule sait en réaliser la fidèle Malgorzata Szczesniak, qui évoque les dispositifs vus dans L’affaire Makropoulos, Iphigénie en Tauride, Médée, ou le récent Don Carlos, mais aussi au théâtre dans Un tramway et Phèdre(s), tout concourent à brouiller les pistes et à créer l’illusion. Une très grande réussite.
Cet article a été écrit par François Lesueur