Delocazione, le Troisième quatuor de Raphaël Cendo en création à Musica
STRASBOURG, Église Sainte-Aurélie
- Ante Musique (musique hantée) 2. Noir 3. Cendres. Récitatif 1 4. Sans mouvement – Abîme et source 5. Sans voix
6. Élégie. Récitatif 2 7. Sans issue 8. Rebours – Récitatif 3 9. Delocazione I – Récitatif 4 et duo (Perpetuum mobile) 10. Duo extension 11. Erreur – In vivo II extension 12. Entités 13. Hiroshima – Récitatif extension 14. Delocazione II – Duo d’enfance 15. Final
Quatuor Tana Violon, Antoine Maisonhaute, Ivan Lebrun Alto, Maxime Desert Violoncelle, Jeanne Maisonhaute
Neue Vocalsolisten Stuttgart Soprano, Johanna Zimmer Mezzo-soprano, Truike van der Poel Ténor, Martin Nagy
Basse, Andreas Fischer
Raphaël Cendo
Delocazione (2016-17) Troisième quatuor à cordes
création mondiale, co-commande Musica / Collectif Tana / Françoise et Jean-Philippe Billarant/ Impuls-Festival für Neue Musik
Le quatuor Tana et les Neue Vocalsolisten Stuttgart créent Delocazione, troisième quatuor de Raphaël Cendo dans le cadre du Festival Musica. L'œuvre est l'occasion d'une rencontre insolite entre un porte-parole de l'arte povera, le plasticien Claudio Parmeggiani et la figure emblématique de la la saturation musicale, le compositeur Raphaël Cendo.
À l'affiche de cette ultime journée du Festival Musica de Strasbourg, la création mondiale très attendue de Raphaël Cendo Delocazione convie le public dans l'église Sainte-Aurélie dont l'intérieur spacieux offre une acoustique tout à fois généreuse et fidèle pour servir une musique de la saturation, qui s'exerce ici conjointement dans l'univers des cordes et de la voix. Rappelons que Raphaël Cendo, compositeur français résidant aujourd’hui à Berlin, s’est engagé depuis une quinzaine d’années maintenant – avec ses collègues Franck Bedrossian et Yann Robin notamment – dans le domaine de la saturation instrumentale acoustique, une esthétique singulière induisant le concept de l’excès : excès de matière, d’énergie, de mouvements et de timbre. Le travail de recherche sur la matière sonore et la structuration d’un matériau saturé sont autant de problématiques qui animent la réflexion du compositeur aujourd’hui.
Sur scène, deux phalanges prestigieuses de la musique d'aujourd'hui, le Quatuor Tana et les Neue Vocalsolisten Stuttgart, toutes deux familières de l'écriture de Cendo, s'engagent cordes et voix dans un parcours labyrinthique et une quête fiévreuse dont le texte sert de fil rouge.
Après In vivo (Quatuor à cordes n°1) et Substances (Quatuor à cordes n°2), Raphaël Cendo considère cette nouvelle œuvre en octuor (4 cordes et 4 chanteurs)comme son Troisième quatuor à cordes dans la mesure où l'écriture des quatre voix interpénètre la texture des instruments pour former avec eux une seule et même entité sonore et expressive. Un livret préexiste à la composition, des extraits de différents textes réunis par Raphaël Cendo – Les natures indivisibles du poète Claude Royet-Journoud, Génie du Non-Lieu du philosophe et historien de l'art Georges Didi-Huberman, Les Elégies de Duino de Rainer-Maria Rilke – répercutant dans l'imaginaire du compositeur des images de destruction, fumée et poussière qui le hantent, comme en témoignent certains titres emblématiques de son catalogue tel Décombres pour tubax et électronique. Delocazione commence « sous l'empire de la destruction ». Le titre est emprunté à l'œuvre du plasticien italien Claudio Parmiggiani 1 donnant à voir dans sa peinture l'empreinte des choses, ce qu'il reste de leur présence après qu'elles ont été « déplacées ». Dans Delocazione de Cendo, c'est le désastre d'Hiroshima qui est au coeur du propos, noyau dramaturgique amenant au fil du livret des témoignages d'habitants après la catastrophe.
Mais le texte est le plus souvent empêché, passant par des voix qui s'étranglent et dont ne nous parviennent souvent que le souffle et les bruits de larynx, voire l'éclat d'une syllabe, prononcée et aussitôt neutralisée par le jeu instrumental. Ce dernier n'est pas moins fragmenté, au sein d'une écriture éminemment virtuose où frictions, frottements, granulations, chocs mats, glissades sur le dos de l'instrument et autres gestes très énergétiques – la maîtrise des Tana est inouïe – élaborent une matière essentiellement bruitée, mettant continuellement l'écoute à l'affût. Notons que les instrumentistes ont en mains de nouveaux archets « préparés » – dont la baguette est légèrement striée – spécialement conçus par l'archetier Blaise Emmelin. Ce jeu de granulation du son obtenu avec le bois de l’archet sur les cordes et le corps de l’instrument n’est pas nouveau dans l’écriture de Cendo. Mais pour la première fois, les instrumentistes ont entre les mains des archets de très haute qualité. Chaque pupitre est surmonté d'un bloc de polystyrène réservé aux sonorités les plus cinglantes, lorsque l'archet le lacère violemment.
Les quatre chanteurs non moins étonnants ont également, à portée de mains, des petites plaques de métal qu'ils frottent avec une baguette crantée, échangeant avec la source instrumentale dans un chassé-croisé où l'on ne sait plus qui influence l'autre. La voix parlée, celle du ténor Martin Nagy, émerge cependant au neuvième numéro – il y en a quinze en tout – dans un « récitatif » chaotique citant Claudio Parmiggiani sur le fond discret des deux violons, Antoine Maisonhaute et Ivan Lebrun. Ils poursuivront seuls un duo acrobatique dans la légèreté arachnéenne de leurs aigus respectifs. La trajectoire se referme de manière spectaculaire avec le geste synchrone et non moins éloquent – l'énergie à vif – des quatre musiciens fouettant l'air avec leur archet.
Delocazione est sans aucun doute l'une des oeuvres les plus abouties du compositeur travaillant dans des champs sémantiques et acoustiques aussi forts que diversifiés où le silence prend part au mystère du déroulement temporel. Mis en situation de perception immédiate et auto-réflexive, on est happé par l'intensité du message qui se précise à mesure et ne laisse d'impressionner.
References
1. | ↑ | « Delocazione : j’avais exposé des espaces nus, dépouillés, où la seule présence était l’absence. L’empreinte sur les murs de tout ce qui était passé là. Les ombres des choses que des lieux avaient abritées. Les matériaux pour réaliser ces espaces : poussière, suie, fumée contribuaient à créer le climat d’un lieu abandonné par les hommes exactement comme après un incendie, un climat de ville morte. Il ne restait que les ombres des choses presque les ectoplasmes des formes disparues, évanouies comme les ombres des corps humains vaporisés sur les murs d’Hiroshima ». Citation de Claudio Parmiggiani par Georges Didi-Huberman – Génie du non-lieu. Les éditions de minuit. |
Cet article a été écrit par Michèle Tosi