The Rake's Progress (1951)
Opéra en trois actes
Livret de Wystan Hugh Auden et Chester Simon Kallman d'après William Hogarth
Créé le 11 septembre 1951 à La Fenice de Venise
Mise en scène: Simon McBurney
Dramaturge: Gerard McBurney
Décors: Michael Levine
Costumes: Christina Cunningham
Lumière: Paul Anderson
Vidéo: Will Duke
Chorégraphe, collaboratrice à la mise en scène: Leah Hausman
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EN COLLABORATION AVEC COMPLICITE, LONDRES
Le choix de programmer The Rake’s Progress à Aix est judicieux, à cause des velléités mozartiennes de l’œuvre, à cause du choix du metteur en scène, le magicien des vidéos Simon McBurney et à cause de Daniel Harding, initialement prévu, qui malheureusement blessé a dû annuler ; c’est le norvégien Eivind Gullberg Jensen qui le remplace. Avec une distribution très homogène, et un spectacle accompli, c’est un succès incontestable.
Une boite toute blanche, immaculée, pour une œuvre sur le libertinage et la perdition, c’est la candeur originelle que Simon McBurney impose dans cette image qui va peu à peu se lézarder. Et le premier personnage qui apparaît, Anne Trulove (Julia Bullock), comme son nom l’indique va être celle qui va garder jusqu’au bout sa foi et son honnêteté.
Le dispositif est une boite à écrans pour les projections vidéo qui vont émailler la soirée et l’illustrer et la première ambiance est une sorte d’évocation du paradis initial, à travers une douce estampe du XVIIIème évoquant la campagne anglaise du temps de William Hogarth. Mais très rapidement, cette boite se déchire, car les cloisons sont de papier (très bien réalisé au demeurant par le décorateur Michael Levine), laissant apparaître Nick Shadow, première blessure de la boite initiale, qui va évidemment accumuler les déchirures tout au long de l’histoire. L’idée du papier est excellente, car on passe d’une apparente solidité (la boite initiale) à une fragilité réelle. Bien vu.
Alors, le « système » McBurney va s’installer, fait de belles réalisations vidéo : le passage de la campagne à Londres, Londres lumineuse et clinquante, vu comme une course à l’abîme, fait sens tout en fascinant le spectateur par la qualité de la réalisation.
Mais ce sera à peu près tout : la vidéo dans le spectacle ne va être qu’illustrative, avec de magnifiques images bien sûr comme la maison où va s’installer le couple Baba la Turque/Tom Rakewell, avec cette collection d’objets – image de profusion désordonnée du monde de foire où ils évoluent – qui percent les murs et le toit, dans une ambiance de palais XVIIIème, et aussi le blanc déchiré final, qui fait pendant à l’initial, un blanc non plus de pureté mais un blanc clinique, celui de l’espace où est enfermé Rakewell devenu fou, qu’Anne Trulove tient dans ses bras comme dans une pietà.
Tout cela est évidemment travaillé et juste, mais on regrette un peu que l’imagination de McBurney, pourtant infinie (voir sa Zauberflöte à Aix ou son Cœur de Chien à Lyon et à la Scala) ne soit pas allée au-delà de l’illustration d’ambiance. Il nous raconte l’histoire d’une descente aux Enfers, image par image, déchirure après déchirure, refusant sans doute volontairement une virtuosité technique trop démonstrative qui tuerait un peu le propos en nous distrayant de l’essentiel.
Même relative déception dans la direction d’acteurs, qui semblent souvent laissés à eux-mêmes. Quand il s’agit de Kyle Petersen, c’est remarquable parce que l’homme est un acteur efficace et à l’aise en scène, quand il s’agit d’Andrew Watts, le contreténor qui incarne Baba la Turque, cela fonctionne aussi parce qu’il s’agit d’une caricature (au grand cœur cependant). Pour le reste, c’est un peu pâle. Est-ce que le Tom Rakewell un peu réservé de Paul Appelby, un peu timide et toujours un peu perdu, est un fait de mise en scène ou de personnalité ? Il rend bien l’idée de faiblesse, et celle de la passivité qui se laisse faire sans prise sur les événements. Il reste que les mouvements et les jeux du théâtre ne sont pas vraiment très recherchés.
Ainsi donc ce travail me laisse-t-il un peu froid, malgré l’évident succès public, un peu sur ma faim : j’attendais une audace qui n’est pas venue sur une œuvre qui en demande.
Il est vrai aussi que je nourris des doutes sur cet opéra à la dramaturgie un peu faiblarde (notamment aux actes II et III) qui se voudrait un mix de Don Giovanni et de Faust, où la « carrière » est en fait le passage d’un tableau à l’autre en forme de chute ou de course à l’abîme. Bien sûr les scènes finales s’inscrivent dans des références précises des mythes de l’opéra. Mais parce qu’elles ont un parfum de déjà vu, elles n’inspirent pas grand intérêt. Cet aller et venir entre les grands mythes passés et leur réadaptation moderne tombe pour moi souvent à plat. A vrai dire, on s’ennuie un peu et la mise en scène présente ne réussit pas toujours à casser cet ennui.
On s’ennuie d’autant que la direction musicale de Eivind Gullberg Jensen ne rend pas justice au rythme de l’œuvre et à son style musical percutant. C’est sans conteste en place, avec un Orchestre de Paris au joli son sans scories, c’est sans conteste aussi un peu mou, un peu flasque, sans nerfs. Le rythme manque, la respiration haletante qui va avec aussi. Pour tout dire, j’ai eu l’impression plus d’une fois que cela se traînait. Certes, le chef a pris les rênes quelques semaines avant la première, puisque Daniel Harding était blessé, et c’est une situation toujours un peu problématique d’autant que si Harding pouvait travailler en connaissant bien l’orchestre dont il est le directeur musical, Gullberg Jensen en revanche le découvrait.
Du point de vue vocal, il en va autrement et l’ensemble de la distribution est très homogène, une qualité de toutes les distributions d’Aix, rarement pleines de stars, mais toujours pleines de chanteurs de très bon niveau qui savent défendre une partition : Foccroule a pris ses marques à la Monnaie dont c’est le credo depuis Mortier.
Ainsi, la distribution est dominée ici par le Nick Shadow de Kyle Petersen, qui outre à être un excellent acteur, est aussi un chanteur remarquable, une diction claire, pleine de relief, une expressivité qui n’est jamais caricaturale, une élégance aussi, avec la touche de vulgarité qui convient au diable, il est totalement convaincant.
Tom Rakewell est Paul Appleby, la voix est magnifiquement posée et projetée, la diction impeccable, l’expression juste. C’est sans conteste une très bonne prestation avec un chant élégant et sûr. Il manque peut-être juste un peu de nerf quelquefois dans les premières scènes. Déchirant dans la partie finale.
Anne Trulove est Julia Bullock, la voix est juste, bien posée, et bien projetée dans l’acoustique difficile de l’Archevêché. Si la chanteuse est très émouvante, par ses attitudes et par le ton, elle manque peut-être un peu de personnalité, ce que Andrew Watts possède à revendre, étonnant Baba la Turque contreténor, un peu contrefait aussi, mais extraordinaire de présence et de personnalité, qui correspond à la perfection au décor hétéroclite où il évolue. Mother Goose la maquerelle possède aussi cette belle personnalité, (Hilary Summers), avec une vraie présence imposante dans les premières scènes, et une belle voix de mezzo.
Enfin, le père Trulove, une basse à la voix chaude et pleine d’humanité, est l’excellent David Pittsinger, à l’image de cette distribution si finement réunie.
Le chœur English Voices dirigé par Tim Brown est non seulement remarquable, mais s’insère parfaitement dans la mise en scène, très mobile, très alerte, et aux mouvements bien gérés.
Musicalement très bien chanté, spectacle très respectable, The Rake’s Progress reste pour moi une œuvre entre deux eaux qui n’arrive pas à passionner.
Cet article a été écrit par Guy Cherqui