Pilar Lorengar, une aragonaise à Berlin
A l'occasion du 20ème anniversaire de sa mort
Par Alejandro Martínez
* Alejandro Martínez est directeur de la revue Platea Magazine et l'auteur, avec Sergio Castillo, de la première biographie dédiée à la soprano (NdT: Pilar Lorengar. Una aragonesa de Berlin, Saragosse, Presses de l'université de Saragosse, 2016).
Traduit de l'espagnol par Guy Cherqui
Pilar Lorengar, mal connue en France aujourd'hui, fut sans nul doute l'une des chanteuses les plus constantes et notables de sa génération et l'une des reines incontestables de la scène berlinoise. Alejandro Martinez nous en rappelle opportunément la carrière, à l'occasion de l'anniversaire de sa disparition, il y a vingt ans.
Quand Pilar Lorengar annonça son retrait des scènes en 1996, à la cérémonie de remise du Prix Prince des Asturies à Oviedo, elle déclara vouloir le faire en pleine possession de ses moyens, pour montrer qu’elle ne souffrait d’aucun déclin vocal. Non sans surprise un an plus tôt elle avait foulé pour la dernière fois le plateau de la Deutsche Oper de Berlin, sa maison pendant plus de trente ans. Elle le fit avec une mémorable représentation de Tosca sous la direction de Jesús López Cobos, à qui elle avait prié de garder le secret de son retrait. Le public ne sut pas jusqu’à la fin de la soirée que c’était là la dernière représentation de Lorengar, ovationnée par le public berlinois qui voyait en elle une sorte de mythe berlinois.
D’origine modeste, Pilar Lorenza García Seta (elle adopta bien plus tard le pseudonyme de Pilar Lorengar) n’eut pas l’occasion d’être formée dans aucun conservatoire. Elle n’étudia jamais en effet au conservatoire du Liceo de Barcelone, comme on l’a répété avec insistance, pas plus qu’elle ne gagna un concours quelques années après. Son approche du chant fut familiale et quotidienne, commençant à chanter dans le chœur du couvent où elle fit ses études. Ses premières apparitions eurent lieu à la radio locale, alors qu’elle était encore une petite fille ; plus tard dans les café-concert de la ville où elle chantait des chansons légères (boléros, rumbas).
Elle avait pris alors le nom de « Loren-Garcy », comme on le voit dans de sympathiques cartes postales-souvenirs avec son portrait qu’elle distribuait à ses admirateurs. Belle, sa sympathie et sa jolie silhouette lui procurèrent bientôt la faveur des scènes, même si ce fut sa voix qui lui ouvrit les portes de Madrid, où elle rencontra le succès avec S majuscule. Elle y fit la connaissance d’Angeles Ottein, qui serait devenue son professeur de chant, avec qui elle forgea vraiment son instrument et sa technique.
Tout changea pour Lorengar le soir du 16 novembre 1951, au Théâtre Albeniz de Madrid. Ce jour-là, par un de ces heureux hasards de la vie, elle eut à remplacer la chanteuse titulaire en assumant la représentation de El canastillo de fresas (le panier de fraises), œuvre posthume di compositeur Jacinto Guerrero, mort quelques mois auparavant. Son succès fut incomparable : elle se vit contrainte de bisser son air à trois reprises. Et dans la Madrid des années cinquante, Lorengar fut plus ou moins une célébrité, côtoyant les personnalités culturelles et politiques du temps, dans des réceptions ou des moments officiels. Elle joua même dans des romans photos dans des magazines, dans des publicités pour des marques de mode ou de cosmétiques. Pendant ces années, elle alternait ses premières expériences lyriques (Orán, Málaga, Séville…) avec de grandes tournées de récitals dans toute l’Espagne avec différents programmes incluant des pièces de Vivaldi, Mahler, Wolf, Guridi ou Falla.
À cette époque elle eut aussi la chance d'enregistrer un vaste catalogue de zarzuelas, la plupart d'entre elles sous la direction de Ataulfo Argenta, maestro espagnol prometteur, malheureusement décédé précocément en 1958. A cette époque Lorengar a également eu un bref mais intense contact avec le cinéma, avec le tournage de deux films qui eurent peu de succès : Último día (dernier jour) y Las últimas banderas (les derniers drapeaux).
À peine quatre ans après sa carrière prend un tournant, en passant les frontières de l’Espagne. Ses débuts au Festival d’Aix-en-Provence en Cherubino des Nozze di Figaro lui valut un succès unanime. La même année s’ouvrirent pour elle les portes de La Monnaie de Bruxelles, et celle de la Royal Opera House de Londres, où elle ne chanta rien moins que sept représentations de La Traviata en anglais. L’été 1956, Lorengar apparut aussi à Glyndebourne, où se produisit une rencontre fondamentale pour elle : elle y connut Carl Ebert, responsable artistique du Festival et aussi intendant de la Städtische Oper de Berlin, qui sera rebaptisée plus tard Deutsche Oper. Carl Ebert resta fasciné par Lorengar, par la combinaison de sa voix, de sa présence scénique et de la sympathie qu’elle diffusait. Il lui proposa donc un premier contrat à Berlin l’année suivante, en 1957. Ce fut ainsi que Lorengar débuta dans la capitale allemande, dans une version scénique de Carmina Burana. Il était prévu qu’elle débutât dans la Contessa des Nozze di Figaro, mais ses difficultés en allemand obligèrent à surseoir au projet, alors elle débuta dans l’œuvre de Carl Orff, dont le texte est en latin.
Depuis lors Berlin devint la maison de la soprano aragonaise : de fait elle y rencontra son époux, le dentiste Jürgen Schaff. La Deutsche Oper a de confiance parié sur son art en lui proposant des rôles chaque fois plus importants : elle participa, par exemple, au Don Giovanni qui sous la direction de Ferenc Fricsay inaugura le nouveau siège du théâtre (toujours actuel) aux côtés de grands comme Dietrich Fischer-Dieskau, Elisabeth Grümmer, ou Josef Greindl. En 1969, Lorin Maazel convainquit Lorengar de se lancer dans Tosca, un rôle qu’elle promena plus tard dans le monde entier. Justement, avec Maazel, alors directeur musical de la Deutsche Oper, elle grava l’un de ses enregistrements les plus heureux, une mémorable Traviata de 1968, aux côtés de Jaume Aragall et Dietrich Fischer-Dieskau. Durant plus de trente ans, entre 1957 et 1991, Lorengar fut la prima donna de la Deutsche Oper. En 1987, elle fit ses débuts dans la dernière nouvelle production de sa carrière, Les Huguenots de Meyerbeer, que justement le théâtre berlinois propose en ce moment. Après ses adieux en 1991 cités plus haut, le public berlinois la gratifia d’une ovation tellement émue qu’elle se vit contrainte d’offrir peu après un concert d’adieux, au vu des indicibles preuves d’affection et d’estime qu’elle reçut de son public, qui se référait elle comme « Unsere Pilar » (NdT : notre Pilar). Lorengar fut honorée en 1963 du titre de Kammersängerin de la Deutsche Oper , de même qu’elle reçut en 1984 celui de Membre d’honneur de l’institution, pour les 25 ans de collaboration continue avec le théâtre. Son buste est l’unique dédié à une femme parmi ceux qu’on peut contempler dans les salles de la Deutsche Oper. Mais le parcours international de Lorengar ne se limite pas à Berlin, loin s’en faut. Elle chanta pendant vingt ans régulièrement au Metropolitan Opera de New York, où de fait elle est l’artiste espagnole qui y a plus chanté, derrière l’increvable Placido Domingo, évidemment. Elle apparut aussi régulièrement à San Francisco. De manière moins continue on la vit aussi à Buenos Aires, Salzbourg, Paris, Tel Aviv, Milan, Vienne, Los Angeles, Chicago, Houston, Sydney ou Lyon, où elle débuta dans sa dernière prise de rôle, Madeleine de Coigny d’André Chénier, en juin 1989.
De Mozart à Puccini, en passant par Verdi, Gounod, Weber, Bizet, Janáček ou Tchaikovski, son répertoire fut vaste mais aussi mesuré, étant avec Victoria de Los Angeles, qu’elle a toujours admirée, une des rares solistes espagnoles qui soient arrivées à interpréter des rôles wagnériens. Lorengar a auditionné pour Bayreuth, mais on ne réussit pas à réaliser les plans prévus pour qu’elle puisse y interpréter Elisabeth et Vénus dans la même production de Tannhäuser.
S’il devait rester de sa carrière certains rôles, sans doute serait-ce sa Elsa (Lohengrin), sa Cio-Cio-San (Madama Butterfly), son Elisabetta (Don Carlo) et les différents rôles mozartiens en particulier Pamina (Die Zauberflöte), la Contessa (Le nozze di Figaro) et Fiordiligi (Così fan tutte). Naturel expressif, impressionnante maîtrise technique et charisme à fleur de peau résument son art de manière évidente.
Les cendres de Pilar Lorengar furent dispersées dans la Baltique où elle avait souvent été trouver un repos bien mérité. Travailleuse infatigable, femme sensible et modeste, elle fit de sa vie un exemple personnel et professionnel. Et le public berlinois se souvient encore d’elle, comme en témoignent des conversations avec les plus anciens mélomanes locaux. Saragosse, sa ville natale, s’est efforcée de se souvenir d’elle en ce 20ème anniversaire de sa mort en lui dédiant une exposition monographique, un grand gala lyrique et en publiant sa première biographie. Vive Lorengar !
Cet article a été écrit par Alejandro Martinez